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LA CASSE
Résidences au Garage 2019-2021
Publié par Artistes & Associés en 350 exemplaires, juillet 2022

LE GARAGE

Le GARAGE, c’est un ancien garage agricole du village béarnais de Labastide-Villefranche. Situé en plein coeur du village, ses portes sont demeurées fermées durant de longues années avant de se rouvrir en 2019 à l’occasion d’une résidence pour jeunes artistes. Passer la porte du GARAGE : le lieu s’ouvre devant le visiteur comme un abîme, un tunnel, un passage. La porte coulissante métallique, de quelques deux mètres cinquante de hauteur, ouvre sur une salle immense, rectangulaire, qui se rétrécit au bout d’un vingtaine de mètres pour se transformer en couloir plus étroit donnant sur le jardin à l’arrière du bâtiment. Le GARAGE forme ainsi un gigantesque appel d’air, et d’une porte à l’autre les bourrasques des tempêtes béarnaises s’engouffrent les unes après les autres. Pascal Convert, propriétaire des lieux, décide ainsi en 2019 d’ouvrir ces portes pour de jeunes artistes, tout juste sortis de diverses écoles des beaux-arts, françaises ou internationales : avec l’association Artistes & Associés, il leur offre de passer, justement, dans ce lieu du GARAGE, de venir partager quelques semaines de création qui donneront lieu à une première exposition ouverte au public, le 14 décembre 2019, intitulée États des lieux.

Les résident.e.s du GARAGE sont ainsi des oiseaux de passage : ils arrivent au printemps, parfois à l’automne, et demeurent quelques semaines dans ce nouveau territoire. Ils y installent un nid fait d’images et de matières et cherchent à fabriquer avec ce qu’ils peuvent glaner ici une forme nouvelle. Ils amènent au GARAGE leurs divers outils (images, idées, matériaux) et avec ce qu’ils trouvent sur place, en construisent de nouveaux. Chacun.e arrive cependant ici avec des outils différents, et des croisements peuvent advenir : des formes, des techniques se partagent et se métamorphosent dans la cohabitation éphémère qui s’installe. Des territoires se dessinent : certain.e.s s’intéresseront au lieu post-agro-industriel du GARAGE, à ce que ses murs ont à raconter; d’autres chercheront sur les rives des gaves et dans les couleurs du ciel béarnais les fragments de leurs nouveaux outils; d’autres encore iront à la rencontre des habitant.e.s du village pour mieux comprendre cette terre sur laquelle ils et elles arrivent; enfin, certain.e.s trouveront ici l’occasion de se plonger dans les univers et les questions qui les occupent avec un autre regard, un autre temps.

Mais cette résidence ne se destine pas uniquement à accompagner les trajectoires individuelles des artistes qui y participent: comme tout lieu de passage, elle est aussi le lieu de construction de solidarités et de conflits, de confluences et de ruptures entre ces trajectoires. Solidarités et confluences, car le GARAGE se veut un lieu où de nouvelles alliances artistiques et humaines peuvent émerger et se pérenniser, formant ainsi des forces renouvelées pour évoluer dans un monde où la moindre brèche dans nos isolements constitue déjà une victoire. Participer à la résidence du GARAGE, ce n’est donc pas simplement ajouter une ligne à un curriculum vitae en passant de résidence en résidence, mais s’inscrire dans une constellation humaine et politique faite d’affects et d’engagements. Conflits et ruptures, car c’est bien en cela que consiste chaque rencontre : de  son étymologie « action de combattre » et « action de trouver quelque chose ou quelqu’un par hasard sur son chemin » il ne faut pas oublier cette notion de combat, de débat, qui nous rappelle le caractère intrinsèquement conflictuel que présente chaque oeuvre d’art au monde. Accueillir le conflit au sein d’un groupe d’artistes, c’est donc embrasser véritablement cette possibilité de la rencontre, les risques et les possibles auxquels nous nous exposons en nous y engageant; ainsi seulement peut-on «  trouver par hasard quelque chose ou quelqu’un sur notre chemin » .

D’États des lieux (décembre 2019) à d’ici-là (février et mai 2021), de Contretemps (août 2021) à Confluents (décembre 2021), chaque nouvelle résidence est dès lors l’occasion de repenser non seulement l’espace du GARAGE, constamment transformé par ces passages des résident.e.s comme des bourrasques, mais aussi les politiques et dynamiques humaines dans lesquelles nous souhaitons inscrire la résidence.

D’une part se pose la question de la présence des jeunes artistes contemporains dans un territoire rural tel que Labastide-Villefranche: quelle peut être sa nécessité, ou du moins sa pertinence ? Comment créer du lien entre les habitant.e.s du village et ces oiseaux de passage que sont les résident.e.s ? Comment déplacer un public urbain et l’inciter à venir voir ce qui vit et pulse dans ses campagnes ? Comment parler des travaux présentés au GARAGE, en déconstruisant le langage du pouvoir pour en inventer un neuf, hybride, vivant, qui permette au plus grand nombre de pénétrer dans l’art contemporain sans s’y sentir étranger chez soi ? Il s’agit peut-être de réinventer la manière de faire des espaces artistiques, d’y fabriquer des temps de repas et d’hospitalité, de musique, de longues après-midi passées lors des vernissages à parler des travaux artistiques mais aussi à vagabonder dans le jardin parmi les enfants et les chiens. Il s’agit peut-être de toujours placer au premier plan la considération et le respect pour l’autre, et de permettre que la rencontre évoquée précédemment ne s’effectue pas seulement entre les artistes mais aussi entre les artistes et le public.

Cette question des politiques et dynamiques humaines qui est le coeur palpitant de l’ancrage de la résidence du GARAGE à Labastide-Villefranche se retrouve également au coeur du fonctionnement interne de la résidence: quelle forme de résidence souhaitons-nous proposer, dans quelles dynamiques de création souhaitons-nous nous inscrire ? La résidence du GARAGE se dessine depuis 2019 comme une expérience d’autonomie des artistes, d’habitude encadré.e.s par des institutions artistiques, et leurs équipes de commissaires expérimenté.e.s, de régisseur.e.s, de chargé.e.s de communication etc… Si la résidence s’inscrit dans une longue histoire de la transmission et du partage de l’art et de la pensée qui est celle de l’association Artistes & Associés depuis plus de vingt ans, c’est ici de nouvelles formes de transmissions et de partages qui s’expérimentent: celles où ce sont les artistes eux/elles-mêmes qui transmettent, organisent, communiquent, construisent, cuisinent, réfléchissent, coordonnent, prennent en main, en quelque sorte, leur travail dans toutes les dimensions impliquées. Chaque résidence est menée par deux « commissaires »  et deux «  régisseur.e.s   » issu.e.s des résidences précédentes: il est ici question de se risquer dans le déplacement d’une pratique de création vers une pratique de l’accompagnement à la création, et vice-versa. Les résident.e.s sont sélectionné.e.s non pas selon l’exercice de l’appel à projet, forme de sélection la plus courante de nos jours, mais suivant une constellation d’amitiés et de soutiens, chaque résident.e devenu.e commissaire ou régisseur.e proposant de nouveaux artistes pour la résidence suivante. Cette liberté et fluidité des rôles de chacun.e, si elle constitue un risque et une fragilité assumée, constitue aussi la force vibrante de l’expérience menée au GARAGE, dans sa capacité à s’adapter à des situations humaines et politiques toujours neuves et imprévisibles.

Ne pas figer une forme, mais se mouvoir constamment. Passer, donc: passer d’un état à un autre, franchir un obstacle, accomplir un rite, séjourner de façon provisoire, avancer dans l’espace ou dans un processus temporel. États des lieux, d’ici-là, contretemps, confluents : chaque titre des résidences, choisi inconsciemment, évoque pourtant bien cet intervalle ou cette rupture entre deux états du temps ou de l’espace. Et c’est bien à cet endroit ou à ce moment exact que se positionnent les artistes en résidence à Labastide-Villefranche, assumant le risque du déplacement politique, géographique et esthétique, passant les portes du GARAGE pour y engager une rencontre comme un heureux hasard mais aussi un combat avec l’espace, le temps, la matière, l’altérité. Ainsi, ce livre se veut l’archive des rencontres et des combats menés entre 2019 et 2021 au GARAGE, trace tangible du passage en ces lieux et en ces temps d’une multitude d’artistes engageant toutes leurs forces et fragilités singulières pour vivre et faire vivre des formes opérant ruptures, conflits, mais aussi confluences et solidarités.

 

LA CASSE

En 2001, Artistes & Associés réalise son premier film : c’est Labyrinthe de verre brisé, réalisé par Pascal Convert et Laurent Tarbouriech au Fresnoy à l’occasion de l’exposition Fables du lieu conçue par Georges Didi-Huberman, film qui documente la réalisation de la pièce éponyme de Claudio Parmiggiani. « Premier film tourné par Artistes & Associés, Labyrinthe de verre brisé définit pour une part le projet de l’association. Une complicité entre artistes qui permet de filmer le travail à l’œuvre, un discours tenu sans paroles, la présence entêtée de la matière, visuelle, sonore ou corporelle, le respect de la durée pour déployer la compréhension. Ici, la violence solitaire d’un geste qui construit l’œuvre en la détruisant » peut-on lire sur le site web de l’association à propos de ce film.

À l’occasion de la sortie de ce livre documentant les dernières activités de l’association et notamment les résidences pour jeunes artistes organisées au GARAGE entre 2019 et 2021, il nous a semblé opportun de reprendre pour titre de cette édition le titre non-officiel avec lequel nous désignions familièrement ce film : la casse. Quels échos trouve-t-on entre les gestes de cet homme vêtu d’une combinaison protectrice déambulant dans cet immense labyrinthe de verre et brisant à coup de marteau chaque paroi translucide se présentant à lui jusqu’à demeurer debout au milieu d’un champ d’éclats de verre jonchant le sol, et la démarche de ces jeunes artistes en résidence au GARAGE ? Qu’est-ce que la casse, en tant que geste ou lieu artistique ?

Imaginons les jeunes artistes d’aujourd’hui pénétrant dans le film d’hier : sol jonché, donc, de débris de verre tranchant, transparence, lieu sans autre structure que le souvenir d’une architecture démolie. Que faire alors ? Quels gestes plastiques proposer ?

Certain.e.s, peut-être, commenceraient par ramasser les débris. Se pencher donc, ramasser ce qui est brisé. Des fragments, des éclats, des objets ou des êtres abandonnés. Pour ramasser, il faut parcourir l’espace, choisir parmi les fragments, les déchets; trouver quelque chose d’intéressant dans ce qui a été rejeté. Certain.e.s ramassent les insectes morts jonchant le sol du GARAGE, les mues de cigales ou les animaux sur les bords de la route, et leur offrent de nouvelles sépultures sous forme d’oeuvres d’art. D’autres amassent une multitude d’objets manufacturés au rebut : chaises, commodes, ressorts, palettes, métaux divers, roues, balais, masseurs électriques, tôles cassées ou néons épuisés, et par un geste de remontage, en font des sculptures animistes ou animées, redonnant une vie de subversion à ces objets du quotidien ou de l’industrie, devenus certes inutiles, mais inutiles à la façon dont on peut dire que peut être considéré comme inutile tout geste de soulèvement, de colère, de vie surgissant tout à coup d’un étau. D’autres encore collectionnent ce qui de la nature tombe ou se trouve au sol : maïs sec jonchant les lisières des champs béarnais, pierres du gave, bambous, feuilles mortes, pétales séchés, et avec de nouveaux agencements reconstruisent un langage poétique et mutique, qui dénonce par son silence les langues du pouvoir, elles qui ont oublié les noms vernaculaires des pierres.

 

Enfin, certain.e.s recueillent archives photographiques ou vidéographiques, ou errent dans les paysages à la recherche d’une image cachée, secrète, dissimulée dans la transparence des lieux, d’un éclat dans l’archive ou dans le réel, et en proposent des montages, à nouveau, d’images fixes ou en mouvement, cherchant à révéler quelque chose d'un mystère que l’on n’avait pas perçu dans les ruines apparentes.

Ce sont donc des gestes de montage, d’agencements des débris, que pourraient faire ces jeunes artistes en pénétrant le Labyrinthe de verre brisé. Gestes de réparation, peut-être, mais gestes violents aussi, à leur manière, car qui dit montage dit cut, rupture, écart entre, entre deux temps, deux lieux, qui invente une forme nouvelle. Gestes de réparation et gestes de violence, peut-être gestes de résistance, de lutte, traversés de part et d’autre par la violence nécessaire et la reconstruction, tout aussi nécessaire à toute lutte ou résistance. Ils rejoignent « la violence solitaire d’un geste » qui était celui de Claudio Parmiggiani, mais l’oeuvre, ici, se construit à partir de la destruction, à partir de quelque chose de déjà détruit.

Que feraient-ils d’autre, pénétrant dans ce Labyrinthe de verre brisé ? Peut-être que certain.e.s, dans cette architecture absente, ce fantôme de territoire, chercheraient à en faire surgir de nouvelles architectures, de nouveaux territoires : ils érigeraient des murs faits de matériaux étranges, inflammables, qui fonderaient les bases d’une civilisation neuve et pourtant toujours aussi prompte à la combustion. Ils ramasseraient au sol les vestiges des forêts incendiées, et avec ces morceaux de charbon, construiraient de nouveaux arbres, infertiles et pourtant nous mettant de toute leur hauteur au défi de leur refuser le nom de forêt. Ils dessineraient d’étranges cartographies faites de boyaux, de giclures et de traces pour se déplacer dans ces terres nouvelles. Ils inventeraient les sons de cette civilisation, des sons aquatiques ou stridents, venus de bien en-dessous, bien plus bas dans la terre. Ils creuseraient des trous pour comprendre cette même terre pleine de béances. Ils construiraient des fours, et feraient cuire des choses sous un soleil cuisant, car la lumière brûle aussi. Ils imprimeraient le ciel. Ils fabriqueraient des instruments de musique silencieux, tout aussi mutiques qu’eux, pour les percussionnistes du futur qui sauraient que le rythme n’est pas toujours audible; autant de gestes aussi inutiles ou vains qu’un cri dans le désert, autant de gestes toujours pleins de la colère vivante de parcourir les ruines, et pourtant pleins aussi du désir fou d’en faire quelque chose.

Agencer le chaos et « organiser le pessimisme », comme l’évoquait Walter Benjamin, voilà peut-être les gestes que feraient ces jeunes artistes face à la terre brûlée qu’ils et elles pénétreraient alors. Dans le silence des ruines et la complicité d’y être pourtant ensemble, peut-être qu’un autre geste, gratuit, non artistique ou ne se donnant pas comme tel mais purement vivant, joyeux et violent surgirait: et ils et elles briseraient alors des centaines d’assiettes sur le sol du GARAGE, rejouant inconscient.e.s la pièce de Parmiggiani, et offrant à ce livre sa couverture d’éclats.

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